dimanche 27 mars 2011

Picture for women

      
Jeff Wall - Picture for women
Manet - Un bar aux Folies Bergère
 Jeff Wall a beaucoup réfléchi à la remarque que Clement Greenberg fit à l'ouverture d'un article : "La photographie est le plus transparent des médiums conçus ou découverts par l'homme." Greenberg est aussi le critique qui a insisté sur la spécificité du médium pictural comme moteur de la peinture moderniste, mouvement qu'il fait commencer avec Manet  qui défait la convention de transparence voulue par la perspective héritée de la Renaissance et qui opacifie son médium. Si la photographie est "le plus transparent des médiums", c'est-à-dire si l'on ne peut pas signaler la forme, le support, l'objet photographique par son épaisseur, son grain, la touche de son auteur, cela signifie pour Greenberg qu'elle est inapte à la modernité artistique.
Ainsi, quand Jeff Wall reprend Un bar aux Folies-Bergère, ce n'est pas seulement un remake, ou une réflexion sur le désir et le jeu des regards, c'est aussi, et surtout, la réponse qu'il a trouvé au problème de Greenberg, la solution par laquelle Wall rend visible l'invisibilité du plan pictural en photographie, comme Manet l'avait commencé en peinture un siècle auparavant.
    C'est l'idée presque géniale du miroir qui peut être à la fois transparent et réfléchissant, c'est-à-dire qui fait de cette photographie à la fois un "tableau-fenêtre" (comme la tradition picturale classique l'avait imaginé) et un "tableau-miroir" qui opacifie la photo dans une démarche réflexive. Jeff Wall est donc devant le miroir qu'il photographie, nous le savons puisque nous le voyons avec son appareil photo et son déclencheur à la main ; il est donc à l'extérieur du tableau-fenêtre, suspendant ainsi la convention que nous devons immédiatement rétablir en suivant son regard qui tombe sur la figure féminine, au premier plan. Par l'éclairage, la position et le regard lointain de Jeff Wall, nous comprenons que les deux personnages ne sont pas dans le même espace, le plan pictural est alors comme une vitre transparente, comme une fenêtre.
Mais nous savons, notamment en retraçant consciencieusement le regard de Jeff Wall, qu'en fait les deux personnages sont bel et bien du même côté du miroir et que l'homme regarde en fait la femme de face dans le miroir et non de dos dans la réalité. Et si la femme est dans le même espace que le photographe, elle n'est plus alors figure ou modèle mais spectatrice dans le miroir du spectacle qu'offre le photographe ; son regard nous confirme dans cette hypothèse puisqu'elle ignore, comme dans la plupart des tableaux de Manet ,d 'ailleurs, le spectateur réel (nous) et semble, en plantant son regard juste à côté de nous, attendre quelque chose derrière nous, chercher quelqu'un du regard.
De regardeurs nous sommes alors passés à regardés mais non représentés, et nous savons que pour guider son regard vers nous, le jeune femme regarde en fait l'appareil photo. Cette situation qui est la situation réelle de toutes les prises de vue est assez difficile à concevoir, tant la femme nous regarde fixement, et tant elle tourne le dos à l'appareil !
De là provient la beauté moderniste de cette photographie, à la fois tellement picturale et parfaitement photographique : elle rend visible l'invisibilité du plan pictural sans rien cacher du processus, dans une absolue visibilité aveuglante. Jeff Wall démontre qu'une démarche moderniste est possible en photographie, qui plus est une démarche qui n'est pas imitée de la peinture mais intrinsèquement photographique.

analyse par Thierry de Duve, Le photo-peintre de la vie moderne

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